Page 20 - Traité de versification, métrique et prosodie
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Exemple :
« Il est certains esprits dont les sombres pensées
Sont d’un nuage épais toujours embarrassées ;
Le jour de la raison ne le saurait percer.
Avant donc que d’écrire apprenez à penser. »
Dans cette suite, on constate que les rimes féminines pensées et embarrassées sont immédiatement
suivies des rimes masculines percer et penser, de même consonance.
Cette prohibition n’est pas absolue. Mais son respect contribue à la qualité sonore du poème. Il n’est
pas toujours facile de s’y conformer ; certains poètes célèbres s’en sont dispensés. Les vers cités sont
issus de Boileau dans son Art poétique.
3-3-3 L’alternance du genre des rimes
Le genre des rimes contribue grandement à la nature de leurs sonorités. Les rimes féminines ou
masculines produisent des chants différents :
.prononcez à voix haute les mots doux, douce, sec, sèche, cristallin, cristalline.
.vous constatez que les rimes féminines procurent une musique modulée et allongée, qui flotte et reste
suspendue en l'air. Elles sont douces.
.à l’inverse, les rimes masculines émettent un claquement sec et sonore qui prend fin en même temps
que leur prononciation. Elles sont brutales.
Tandis que le musicien joue avec les notes pour en harmoniser les sons, le poète joue avec les
sonorités des rimes. L’alternance de leur genre évite la monotonie. Elle met en valeur la richesse de
chacune, féminine ou masculine, qui complète l’autre, en douceur et suavité ou en force et brutalité, plus
qu’elle ne s’oppose.
Exemple de respect de l’alternance du genre de la rime : après fenêtre et naître, passer à maison et
horizon.
Exemple de défaut de respect de l’alternance du genre de la rime : après fenêtre et naître, passer à
cheminée et année.
Dans son Art poétique Verlaine accuse la rime de tous les maux :
« Ô qui dira jamais les torts de la rime ... ce bijou d’un sou qui sonne creux et faux sous la lime ? »
Puis il fait mine de s’en séparer en inventant un autre concept, proposant (16° poème de Sagesse) d’alterner
les rimes non selon leur genre mais selon qu’elles sont légères ou sourdes :
« Écoutez la chanson bien douce
Qui ne pleure que pour vous plaire
Elle est discrète, elle est légère,
Un frisson d’eau sur de la mousse. »
Ce travail, intéressant, original et novateur, n’a cependant pas créé une école. Il est resté à l’état d’une
étude de style produite par un génie de la versification.
En poésie classique l'alternance des rimes masculines et féminines demeure une règle
impérative, destinée à assurer l’harmonie entre les vers.
3-3-4 Les vers libres de la poésie classique
En poésie classique, on appelle vers libres des vers qui ne présentent aucune uniformité ni pour
le nombre des syllabes ni pour le mélange des rimes et qui ne sont pas assemblés en strophes.
Ainsi, un auteur écrivant en vers libres peut entremêler les rimes à son choix et donner à chaque vers
le nombre de syllabes lui apparaissant le plus approprié, tout en suivant les autres règles générales de la
versification classique. Les vers libres servent généralement à traiter les sujets dans une recherche de
style simple et familier, comme les fables et les contes.
Le plus célèbre poète auteur de vers libres est Jean de La Fontaine.
La poésie en vers libres ne signifie donc pas la suppression ni des rimes ni du rythme, mais leur libre
agencement. Elle respecte, par ailleurs, les règles de la versification classique. Il ne faut pas la confondre
avec la poésie libérée des rimes et du rythme.